Poème gnan-gnan de printemps.

L’enfant pleure. L’enfant n’est pas né au printemps. Il est né à l’automne. Le 10/10/20 20 à 11h11. Et on n’a même pas triché.

L’enfant pleure beaucoup. La dame de la maternité m’avait prévenue le premier matin. Un bébé, ça pleure. Elle ne croyait pas si bien dire.

L’enfant pleure sans cesse. Il pleurait moins au début. Mais depuis un moment, ce n’est qu’un sac à malheurs. Il crie la nuit, il pleure le jour. Ça me donne envie de mourir. Ça me donne envie de ne plus être maman, puisque visiblement je ne sais pas faire. Tout le monde me dit quelque chose. Il a mal aux dents. Il a mal au ventre. Ne culpabilise pas. Ne sois pas triste, il va le sentir. De toute façon ça ne sert à rien d’être triste. De toute façon, tu n’es pas sortie de l’auberge. Quand il aura fini cette phase là, il y en aura une autre. L’angoisse de séparation, et puis les terreurs nocturnes, et puis la phase du non, et puis les galères avec les maîtresses et les camarades de classe, et puis l’adolescence. Alors tu vois. Ah ben tu sais, le fils de ma sœur il était pareil il pleurait tout le temps et maintenant oh la la c’est un petit garçon vraiment hyperactif. Ça me rassure vachement. Je dis ah bon en secouant mollement l’enfant qui pleure parce que je suis fatiguée, et je me sens encore plus triste.

L’enfant pleure parfois du matin au soir. Il y a des éclaircies, et je retrouve d’un seul coup tout mon optimisme. Il est si beau quand il rit. Il a l’air si heureux quand il rit. J’entends les pinsons et les tourterelles roucouler dans ses rires. Mais l’éclaircie ne dure pas. Et l’enfant se remet à pleurer, à hurler, à verser des grandes larmes de crocodile. J’ai l’impression qu’il me déteste. J’ai l’impression qu’il est malheureux avec nous. J’ai l’impression de rater quelque chose pour qu’il se sente bien. Je me doute bien que ce n’est pas ça. Je l’aime vraiment beaucoup, depuis même avant qu’il naisse. Et puis il a tout ce qu’il faut. Il a une maison. Il a des parents qui lui veulent du bien. Il a des jouets à mordre des jouets à prendre des jouets à regarder des jouets à écouter des jouets qui brillent. Il a des habits à la pelle avec dessus des petits cœurs des petites fleurs des dinosaures et des oiseaux. J’aimerais écouter le chant des oiseaux au lieu des pleurs de mon fils. J’aimerais faire écouter le chant des oiseaux à mon fils. Au lieu de m’entendre lui dire que je n’en peux plus. Que je suis désolée. Que je ne sais plus quoi faire. Qu’on va faire quelque chose. Mais faire quoi ? Je n’en sais rien. Je fais des milliards de suppositions. On fait des milliards de suppositions, le papa et moi. Pour autant qu’on arrive à parler avec un bébé qui hurle entre nous deux : concrètement, on n’entend rien. On ne s’entend plus. Concrètement parlant. On s’est faire des boules quiès sur-mesure. Dès le premier mois. Mais on ne pensait pas qu’elles nous serviraient autant. On n’entend plus les oiseaux. L’enfant pleure trop. Pourtant les oiseaux ne sont pas loin. Là où on habite, il y a beaucoup des oiseaux. Quand on sort en poussette, l’enfant s’endort, alors il ne pleure plus. Mais alors il n’entend pas non plus les oiseaux. Ou peut-être qu’il les entend dans son sommeil. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Des fois moi-même je parle oiseau à l’enfant. Pour essayer de le faire rire. Pour essayer de lui faire oublier qu’il est en train de pleurer. Je fais des gazouillis, je fais des trilles ratées, je fais des sifflements, je fais des côt côt côt. En général, ça marche. Ça marche un temps. De toute manière, l’enfant aime beaucoup les spectacles. Quand on danse pour lui, quand on chante pour lui, quand on lui raconte des trucs. Ou quand on fait les oiseaux. L’enfant aime beaucoup le printemps. L’enfant aime beaucoup l’herbe verte qui sent bon. L’enfant aime mettre le monde entier dans sa bouche, et il y a beaucoup de choses bonnes à manger au printemps. L’enfant tourne la tête dès qu’un bruit l’intéresse. Et il y a beaucoup de cris d’oiseaux au printemps. Dans ces moments-là, l’enfant arrête de pleurer. L’enfant aime être animé pour oublier ses malheurs. Mais on ne peut pas animer son enfant toute la journée. Pas toute la journée toute entière. C’est impossible. Ou alors il faudrait que je me change en oiseau moi-même. Ou plutôt que je devienne chaque quart d’heure un oiseau différent. Avec des couleurs, avec des plumes, avec un chant différent. Pour ne jamais désintéresser l’enfant. Pour lui faire tout le temps oublier qu’il est en train de pleurer. Alors peut-être que l’enfant arrêterait de pleurer. Peut-être que lui aussi se mettrait à chanter. À gazouiller. Peut-être qu’il deviendrait lui-même un petit oiseau. À force. On ne sait jamais. Les oiseaux ne pleurent pas. Même si certains oiseaux chantent quand même très fort et peuvent faire très mal aux oreilles. Je le sais, parce que mon amie Marlène quand j’étais au collège avait un voisin qui élevait plein d’oiseaux exotiques. Et à chaque fois que je dormais chez elle le matin on était réveillées à 6h par des cris très stridents. Et c’était désagréable. Mais pas autant que de me faire réveiller par les cris très stridents de mon fils. Qui a l’air si malheureux. Alors, j’ai décidé. J’ai beaucoup réfléchi au début du printemps. Pendant les journées pleureuses et pendant les réveils nocturnes. Je crois que j’ai trouvé une solution. J’en ai déjà parlé à son père. Mais on n’est pas assez nombreux. Si on veut que ça marche. Il faut que ce soit un effort vraiment collectif. Et ce n’est pas que pour l’enfant. J’ai vraiment beaucoup réfléchi. J’écoute les infos, comme tout le monde. Je suis l’actualité, comme tout le monde. Je vois bien les problèmes du monde, comme tout le monde. Moi aussi j’ai mon avis sur la question. On voit bien que ça ne roule pas droit. Ou en tout cas pas comme il faut. Alors en réfléchissant j’ai trouvé une solution. Elle vaut ce qu’elle vaut. Mais au moins c’est une idée. Plus excitante que beaucoup d’autres. En tout cas à mon sens. Et puis mon fils arrêterait de pleurer.


Il nous faut devenir des oiseaux. Il nous faut être les oiseaux. Il nous faut parler oiseau. Il nous faut chanter oiseau. Il nous faut se fabriquer des outils d’oiseaux, pour aller siffloter et chanter et triller à la face des gens qui ont l’air malheureux. Tous les gens malheureux. Ceux qui ont 6 mois, et les gens plus âgés. Même combat. Il nous faut devenir des oiseaux. Arrêter de parler. Une bonne fois pour toutes. On voit bien que parler a ses limites. Que ça ne résout rien vraiment. On a trop parlé d’arrêter de parler. Il faut passer à l’acte. Arrêter d’essayer de tout comprendre. Inventer de nouveaux chants pour nous consoler de nos malheurs. Troquer la sémantique contre le mélodique. Emmerder ce monde de paroles et d’adultes. Il nous faut apprendre à siffler. Il nous faut apprendre à chanter. À chanter beau à chanter moche à chanter grave à chanter aigu à chanter trash à chanter doux. Il y a des milliards de chants d’oiseaux qui existent déjà. On peut en inventer plein d’autres encore si on veut. Et puis on peut se coller des plumes sur les vestes en jean. On peut se coller des plumes sur les robes en lycra. On peut se coller des plumes sur les bleus de travail. On peut se coller des plumes partout. Et puis on peut apprendre à siffler. Apprendre à chanter. Et ne plus jamais devoir se servir de la parole qui ne résout rien et qui ne calme pas les malheurs. Emmerder le malheur, et puis les pleurs, et puis la fatigue pendant qu’on y est.

On récupérera tous les enfants et on sortira dans la rue, on sortira dans les champs, dans les banlieues et dans les forêts de buildings, avec nos plumes nos bébés nos sifflets, et puis voilà c’est comme ça qu’on la fera cette putain de révolution bio-hardcore. C’est comme ça. On picorera comme des sauvages tout ce qui sera sur notre chemin, l’enfant sera content, lui qui aime mettre le monde entier dans sa bouche. On cassera avec nos sifflets et nos petites griffes d’oiseaux les moches abribus, les moches bâtiments en béton, les moches ministères de la nature et de l’industrie, les moches camions citernes, et puis tout ce qu’on voudra d’autre. Comme ça l’enfant aura beaucoup de choses à regarder. Tous ces gens emplumés en train de siffloter et puis de tout casser, c’est sûr que ça va l’occuper pendant un bon moment. J’ai vu une vidéo sur YouTube. Un oiseau super déter, qui arrachait un par un tous les pics anti pigeon sur le rebord d’un toit australien. Le mec était furieux. Il mettait tout son temps et son énergie à arracher ces putain de pics avec son bec. Ça marchait très très bien. Il cassait bien tout. Il ne chantait pas, pour le coup. Mais je suis sûre qu’il savait faire. Et puis nous on pourra faire mieux.

À la fin, il y aura des plumes partout restées par terre, des brisures de verre et des trucs écrabouillés. On ira tous se reposer perchés en haut d’un arbre, peut-être on aura un peu mal à la gorge à force d’avoir chanté piaillé hululé stridulé alors on prendra du miel et des tisanes, à mettre sur la check liste. On sera un peu défaits, comme le soir du carnaval de la Plaine quand on va se coucher avec déjà une gueule de bois parce qu’on a bu beaucoup trop tôt. Mais on sera heureux, parce que les bébés ne pleureront plus. Il faudra penser à leur faire des nids, pour après la révolution. Pour qu’on n’ait plus qu’à les mettre dedans dès qu’on sera en haut des arbres, et qu’ils puissent s’endormir tout de suite. Il faudrait faire une commission fabrication de nids, avant toute chose. Avec des trucs doux au fond, et une bonne assiette pour pas que ça bascule dans le vide. Les bébés seront fatigués après la grande révolution bio-hardcore, il y aura eu beaucoup de bruit et de lumière et de couleur. Ils auront eu beaucoup de choses à regarder à écouter et à sentir. On les montera en haut de l’arbre, on les mettra bien au chaud dans leurs nids sous des couvertures douces. Ils ne pleureront plus du tout. On boira nos tisanes perchés sur les hautes branches, en écoutant le silence du soir. On regardera les feux s’éteindre doucement, en bas sur la plaine et dans les rues lointaines. Tout sera calme. Il y aura quelques grillons et peut-être des chants de grenouilles, si on fait ça pas trop tard dans la saison. Ça sera beau. On ne parlera plus évidemment. On mettra beaucoup de miel dans la tisane. On pourra ranger les sifflets. Au moins jusqu’au lendemain. Ils auront vraiment bien fait leur travail. On pourra recoller les plumes. On pourra lisser les plumes. On pourra se serrer un peu les uns contre les autres, dans le silence. Peut-être que quelques-uns et quelques-unes se feront encore des petits gazouzous comme ça, juste en amoureux. Cachés dans leur coin d’arbre, derrière une touffe de feuilles. On pourra se mettre en grappes nous aussi, pour dormir un peu en attendant le matin. Certains et certaines ne dormiront pas. Certains et certaines continueront à trililer seules et seuls dans la nuit. Ils veilleront. Ils ne voudront rien rater de cette nuit-là. Ils voudront voir passer les yeux jaunes des oiseaux nocturnes. Ils laisseront leurs jambes balloter dans le vide, avec la sensation du devoir accompli, ils auront un peu frais vers 4h du matin, ils frissonneront, ils penseront à Peter Pan et aux enfants perdus. Ils écouteront le silence des bébés qui ne pleurent plus, ils penseront à tout ce temps perdu en manuels de puériculture et d’écoles du sommeil. Ils attendront le matin tôt pour lancer le chant du coq. Le cri de la victoire. Les bébés ouvriront les yeux, il s’étireront comme j’adore quand ils s’étirent, avec des petites têtes trop choupinettes de gogols, des triples mentons rentrés dans leurs visages, des petits poings tout serrés et des yeux tout plissés. Ils seront trop mignons. Ils ne pleureront plus. Personne ne parlera évidemment. On n’entendra que les sifflements, les gazouillis, les mélodies. On regardera le soleil émerger sur les cendres encore fumantes et l’herbe fumante aussi mais à cause de l’humidité de l’aube.

L’air sentira la sève, le crâne chaud de bébé, la fumée, l’herbe fraîche et la sueur pas encore rance. On se regardera dans les yeux. Et on apprendra tous à voler.

Publicité

pour garder trace de ce jour

aujourd’hui c’est la fin de mon congé maternité
S. est pour la première fois chez la nounou, pour 3h, accompagné de son père pour la phase d’acclimatation
cette après-midi je retourne au travail
le travail qui me sert à gagner de l’argent mais qui est aussi le fruit de ma passion, comme on dit
passion dans laquelle je suis censée m’émanciper moi-même à travers la création artistique, en en faisant profiter d’autres que moi
ce n’est peut-être rien, disons que ce n’est qu’un symbole, mais je veux me souvenir de ce jour parce que j’ai l’impression que c’est important
hier j’ai rangé et trié tous mes vêtements pour essayer de voir ce que je peux mettre d’autres que les pantalons informes et les crocs roses et les t-shirts d’allaitement sales que je porte depuis des semaines
j’ai mis un pantalon froncé et une veste un peu classe, je me suis fait une coiffure autre qu’un pic à cheveux qui retient tout en un gros chignon approximatif
M. m’a dit que je ressemblais à la princesse Leya
je crois qu’il se moquait un peu mais pas vraiment
je suis seule chez moi, un grand soleil rentre sur un coin de la table en métal
je dois sortir faire des courses mais je veux encore profiter un peu de ce sentiment que rien n’est arrivé
que je suis comme il y a un an, une femme sans enfant et qui occupe ses journées de différentes choses variées
bon, avec presque 10 kilos en plus, d’accord, et des couches sales plein sa poubelle

je suis excitée comme une adolescente qui va aller au lycée pour la première fois
j’ai l’impression de faire ma rentrée des classes
la radio passe du Barry White
je suis sortie sur le balcon fumer une cigarette et lire un peu de mon livre
je ne sais pas comment les jours prochains vont se dérouler
je ne sais pas si j’ai le cerveau capable de me remettre au travail
je ne sais pas encore à quel point je suis différente de cette femme de l’année dernière
on verra bien tout à l’heure
je me demande déjà comment tout ça est passé si vite
je me demande déjà si ça va me convenir de ne plus passer autant de temps libre avec mon fils
je me demande comment les choses vont naturellement s’organiser
je me demande déjà ce que je faisais vraiment avant que S. ne soit là
cette question déjà entendue dans la bouche de nombreux parents
je suis rentrée dans le monde des parents
je suis rentrée dans le monde des parents de la vie active
je suis rentrée dans le monde des parents de la vie active qui doivent jongler entre leur travail, leur vie de famille, leur vie intime d’adulte
je me demande comment tout cela va se concilier dans notre cas

je veux garder trace de ce jour

alors

je me rends compte d’une nouvelle catégorisation du monde entre les gens qui et les gens qui

en l’occurence, ceux & celles qui se jettent sur les nourrissons pour les porter, les toucher, les prendre, les changer, leur sentir la peau nue, leur raconter des trucs, leur rajuster le bonnet, les regarder dans les yeux comme à des êtres déjà connus, leur montrer le monde, celles & ceux qui savent que l’enfant va pleurer, que ce n’est pas grave, qu’il faut juste varier le lieu, la position, la lumière, et évidemment

balancer bercer secouer un peu dans tous les sens

(généralement des femmes, déjà mères ou ayant pris soin de neveux & nièces
les papas qui savent faire sont plus pudiques, viennent moins spontanément prendre l’enfant
vont lui saisir la main, avoir des gestes discrets
dans les autres hommes de cette carégorie, des gays et des frustrés de paternité
à qui je souhaite de s’accomplir un jour là-dedans parce que ça leur va bien au teint)

et ceux & celles qui vont rester à distance, regardent l’enfant avec taux variable de tendresse suspicion dégoût attirance timidité crainte absence totale d’intérêt ou peur de le casser

qui vont lui dire quelques mots, lui jeter quelques regards, puis faire comme s’il n’était plus là

parce que jamais trop fréquenté ce genre de bêtes auparavant, ou parce que je ne sais pas quoi vraiment

et quand tu mets le bébé dans les bras de ces gens-là, ceux & celles qui se tétanisent crispent tout le corps et n’osent pas bouger, qui ne savent pas quoi faire quand le bébé crie alors ils & elles le regardent pleurer en disant « oh, il pleure, c’est triste », ou « oh, il pleure, je suis nul·le », ou « oh, il pleure, tiens je te le rends »

va savoir comment c’est possible, ma mère appartient à cette catégorie

j’appartenais moi aussi clairement à cette deuxième famille, avant
j’avais peur que le bébé pleure, et de me sentir nulle
de me sentir bête
alors je ne prenais pas de risque
et je me disais que de toute façon les nourrissons c’était moins intéressant que les enfants un peu plus grands
un peu plus intéractifs

je m’étonne de la facilité avec laquelle je sais faire, maintenant que je n’ai plus le choix
je me rends compte que la télépathie avec le nourrisson ne demande qu’à fonctionner, qu’à être entraînée
je balance je frétille je cherche les solutions je fais des blagues et je chante des chansons
plus je tombe amoureuse de lui, plus je me découvre une patience infinie

par ailleurs je mets mon bébé dans les bras de tout le monde
je regarde avec beaucoup de tendresse celles & ceux qui d’emblée savent y faire, et y prennent visiblement plaisir
avec gratitude aussi, parce que je mesure la chance d’être entourée de gens qui peuvent relayer
je vois que l’enfant est heureux dans des bras variés
il gazouille

et je prends grand soin de proposer à ceux & celles qui ne font rien spontanément
en les prévenant
il va pleurer, certainement, à un moment, et c’est normal, ce n’est pas toi qui est nul·le
je vois que ça rassure les gens
je donne quelques tricks faciles, la position koala, le ballotage, le changement de lumière
je vois que les gens se rassurent
je vois que les gens souvent finissent par y prendre plaisir
je pense chaque fois à la Belle verte
C. Serreau a vu très juste sur ce coup-là, ça recharge les nouveaux-nés

j’ai hâte maintenant de croiser un parent avec un nourrisson pour le prendre spontanément dans mes bras, le rencontrer, le balader
et profiter de voir les parents délestés pour 10 minutes
pouvoir fumer leur clope et boire leur café tranquille
en nous regardant du coin de l’oeil

il y a la dernière catégorie de ceux & celles qui n’ont pas de technicité mais qui ont un feeling
ou de la chance
qui ne savent pas trop comment porter l’enfant, ni comment le bercer, mais qui le prennent quand même sur eux, plus ou moins n’importe comment
et font un peu n’importe quoi
et ça marche, et l’enfant s’endort, ou regarde très fixement avec de très grands yeux

je ne sais pas si c’est une question d’odeur, ou d’ondes électromagnétiques
ou si le bébé sent que les gens ne sont pas inquiets, pas inquiètes
et se dit bon, on verra bien

j’aime bien cette catégorie bâtarde

Le corps covid-compatible

Je commence ce texte en rentrant de courses à hyper u, avec le sentiment de tourner en rond comme un poisson rouge dans son bocal, en plus la musique que diffuse FIP depuis ce matin me semble fade, ma cuisine est infestée de moucherons parce que je n’ai pas le temps de faire la vaisselle comme je voudrais et mon compagnon non plus, dehors il fait du vent et du soleil, mais poisson rouge bocal quand même. Je laisse mon masque dans ma voiture, j’utilise le même masque jetable jusqu’à ce qu’il soit trop noir et que je finisse par le foutre à la poubelle au bout d’un mois ou deux. Enfin, ça c’était avant, jusqu’à ce que j’entende au JT de France 2 qu’on pouvait laver jusqu’à 20 fois les masques jetables, et que même ils étaient peut-être encore plus efficaces après lavage. Je n’ai pas encore essayé.

J’habite dans un tout petit village, 60 habitants, dans lequel tout le monde se balade sans masque. A part le maire qui fait bonne figure (surtout que c’est pas vraiment la fête avec son conseil municipal en ce moment mais ça c’est une autre histoire), et puis aussi Mr Bouteloup qui est vieux et très légaliste et qui marche en se tenant les mains derrière le dos comme un surveillant d’école primaire des années 50.

C’est peut-être à cause de l’habitude de ne pas mettre de masque en sortant de chez moi que je commence tout juste, depuis le mois d’octobre je dirais, à ne plus oublier mon masque quand je sors de ma voiture, pour entrer par exemple dans une boulangerie. Avant c’était systématique, j’oubliais 100% du temps. Et je devais retourner à ma voiture quand la boulangère me rabrouait.

Je ne sais pas si c’était bon signe, si ça voulait dire que mon cerveau n’était pas encore traumatisé de cette contrainte, qu’il se sentait encore libre du masque dans sa représentation de lui-même, qu’il n’avait pas intégré cette nouvelle contrainte censément temporaire comme une nouvelle norme normale. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Plus personne ne sait plus trp rien, je crois.

Poisson rouge bocal.

Poisson rouge doublement parce que je suis nouvelle maman depuis 1 mois et demi, et qu’on tourne déjà pas mal en rond avec un nouveau-né, je pense. Alors doublement avec un nouveau-né en période de confinement. Je commence à connaître par cœur chaque pavé de mon village où j’ai la chance de pouvoir sortir sans masque, chaque moucheron de ma cuisine.

Et je prie pour que mon enfant ne connaisse pas, dans ses souvenirs de grand, un monde masqué. En attendant, peut-être que tous les nourrissons nés depuis mars seront prosopagnosiques comme je le suis moi, avec ces histoires de masque.

La prosopagnosie, c’est quand tu ne reconnais pas les visages que tu vois. Prosopon, le visage, agnosie, l’ignorance, la non-reconnaissance. Tu reconnais parfaitement les voix, tu sais qui sont les gens, leurs noms, ce que tu as vécu avec eux, mais quand tu les vois tu paniques en te demandant qui ils sont. Et tu dois déployer des trésors d’ingéniosité pour ne pas passer pour une connasse ou pour une meuf hyper cheloue. Franchement, c’est assez chiant à vivre. Et encore, chez moi ce n’est pas extrêmement développé. Les vrais prosos ne reconnaissent pas leur compagne ou leur compagnon, par exemple.

Je n’en suis pas là. Mais je donne déjà à mes proches bien assez matière à se foutre de ma gueule.

Et à moi-même bien assez de moments gênants.

Je lis sur internet : « La prosopagnosie innée, aussi appelée développementale, correspond vraisemblablement à un défaut de développement du processus de reconnaissance des visages, sans lésions sous-jacentes. Plus précisément, ces individus sont dans l’incapacité d’associer un visage à une personne. Déjà dans la petite enfance, ils ne reconnaissent pas leurs proches, en n’associant pas un visage à un signe distinctif particulier. »

Comment savoir que mon enfant apprendra à reconnaître correctement les visages, alors qu’il n’en voit aucun en entier dès qu’on sort du village et du cercle des proches ?

Déjà que si ça se trouve je lui ai refilé cette connerie génétiquement.

On ne sait pas.

Je me rappelle avoir vu passer sur facebook un témoignage d’un poète, prof de français, qui était tout chamboulé parce qu’il avait vu le visage de ses élèves pour la première fois début octobre, à l’occasion de la photo de classe qui se faisait cette fois-ci individuellement, personne par personne, comme pour un trombinoscope, Covid-sa-race oblige. Et ben il disait qu’il ne reconnaissait pas ses élèves. Il avait imaginé depuis un mois le bas de leurs visages en fonction de ce qu’il voyait en haut, selon des critères sans doute inconscients et de toute façon subjectifs. Et la réalité n’était pas ce qu’il avait imaginé. Il était tout trauma le pauvre.

Je comprends, parce que la même chose m’est exactement arrivée avec ma sage-femme, qui a suivi ma grossesse depuis le mois de mars. La première fois que j’ai vu sa tête en entier, c’était le 14 octobre, parce qu’elle avait accepté le café que je lui proposais, quand elle est venue faire la 1ère visite post-accouchement à domicile. Elle a baissé son masque pour boire son café, forcément. Et ben elle n’avait pas du tout la bouche, le menton, finalement la tête globale qu’elle aurait avoir. Selon donc ce que j’avais imaginé à partir du haut de son visage. J’ai été choquée parce que

ça veut dire que nos visages ne présentent pas de cohérence.

Parce que sinon on pourrait imaginer le bas en fonction du haut.

Et vice-versa.

Mais en fait non.

Quelqu’un m’a parlé, après la naissance de l’enfant, du moment où tu sais que tu le reconnaîtrais entre mille autres bébés. Je ne sais toujours pas si ce moment-là est arrivé pour moi. Quand j’ai dit ça récemment, on m’a répondu « oh, mais si voyons, bien sûr que tu le reconnaîtrais entre mille ton bébé ». Ben désolée mais je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Alors si en plus il avait un masque.

Comme un poisson rouge donc, entre les tétées toutes les 2h et la déprime latente de ce nouveau monde qui n’en est franchement pas un, « c’est pas un monde », c’est comme ça que disent les dames qui discutent sur le perron en sortant les poubelles ou pour chercher leur gamin à l’heure du souper. C’est pas un monde, et personne ne comprend plus rien à rien.

Je continue à écouter les infos comme si tout était dit dans une langue étrangère, avec en plus l’enfant qui vient de naître dans tout ça, j’écoute mais je n’en pense rien, je serre l’enfant contre moi et je danse la mazurka avec lui pour l’endormir, technique pour le moment infaillible, j’écoute les infos langue étrangère et je chante en italien, mon métier chéri n’existe plus, on me dit que le gouvernement alloue des subventions pour la création de spectacles on-line, et que les subventions sont versées si le direct est regardé par plus de 1000 personnes à la fois. J’ai pas vérifié la véracité de l’information et je m’en fous, langue étrangère,

je regarde le monde comme s’il n’existait presque plus,

le soir je sors sur le perron à mon tour, je siffle, et mon chat arrive en courant de l’autre côté du village, il court avec sa grande queue d’écureuil en l’air, il saute le filet d’eau de la fontaine qui déborde là, on se couche sur le canapé avec lui l’enfant et l’homme, on fait des câlins et on écoute les gazouillis, on apprend à rire, à calmer les pleurs et les larmes, je mets des cristaux de soude et du bicarbonate et du vinaigre blanc dans mon évier pour faire la guerre aux moucherons, je me contente de peu en terme d’exotisme et d’aventure, cette promenade l’autre jour avec des gens nouveaux sur le sentier en terre rouge, voilà, et puis je recommence entre deux couches Pingoo taille 1, doucement très doucement, ce qui s’appelle projets, projections, ces choses qu’on fait par mail ou par visio avec des mots de l’ancien temps comme « calendrier », « festival », « représentation », bon.

On fait Pénélope, on fait pour défaire chaque soir mais ce n’est pas grave, faire et défaire c’est toujours travailler, cette phrase prend tout son sens en ce moment, moi je regarde ça de loin entre 2 tétées, 3 gazouillis et 1 crise de pleurs, langue étrangère dans les mails, dans la radio, il n’empêche qu’à un moment la vie reprendra, parce que l’enfant sera plus grand, il tiendra sur ses avant-bras et il fera des gazouillis encore mieux que ceux de maintenant, il mangera des bouts de carottes et de chocolat, et je reprendrai d’une manière ou d’une autre le chemin de mon métier, je ne sais pas encore exactement comment.

Ce qui est sûr c’est que j’ai confiance en ce métier pour résister à à peu près tout, c’est un métier à l’origine de gens sur les routes qui jouent sur des tréteaux et des trottoirs, on s’est embourgeoisés, on s’est institutionnalisés, je comprends très bien pourquoi ça s’est passé comme ça, et l’intérêt que ça présente, mais on n’a pas vraiment besoin de tout ça pour jouer, pour écrire des spectacles, et pour les jouer, même devant 10 gens en manque de ça dans leur vie.

Parce que ce n’est pas de première nécessité, mais ça se joue à un autre endroit de 1ère nécessité, qui n’a besoin de personne pour survivre. Il y aura toujours, toujours, des gens pour faire et des gens pour regarder.

Ce métier se débrouillera toujours. Je crois. Je ne m’inquiète pas pour lui.

En attendant, je renifle mon enfant sans masque sur le crâne et dans le cou. Qui sent si bon.

je comprends plein de choses et je ne comprends plus rien

par exemple, je comprends ce que ça veut dire cette fatigue des nouveaux parents
parce qu’en fait – ce que je n’avais pas vraiment compris, au sens de senti dans mon corps –
et bien, c’est que la fatigue se répète chaque nuit
c’est une fatigue d’usure
là ça va mieux, mais au tout début, allant me coucher je pensais à Sisyphe et ça me rendait un peu triste
je comprends aussi le temps qui passe vite, toute chose est appelée à grandir, grandir encore, et cette croissance est irréversible
la fugacité des choses est très palpable avec un tout petit enfant
c’est par exemple des pieds qui ne rentrent plus dans les pieds du pyjama en éponge jaune à fleurs que j’aime beaucoup, alors que ça allait parfaitement la semaine dernière
et qui ne rentreront plus jamais
la chose minuscule qui est sortie je ne sais pas toujours trop comment de moi ne sera plus jamais ce qu’elle était alors
et deviendra un jour un grandasse boutonneux
entre autres choses bien sûr

il ne sait déjà plus marcher
il savait, au début
moi je ne savais pas qu’il savait
mais la dame l’a mis debout, a porté son buste et ses jambes ont avancé comme il fallait, un pied après l’autre, comme un vrai humain
qui aurait eu les jambes un peu arquées, bon

il sent le bonbon aussi, dans le cou là où c’est chaud
et dormir avec lui est un plaisir bruyant, je ne savais pas que ça faisait tant de bruit un bébé qui dort
il a ces moments délicieux où il lutte pour sortir du sommeil
il étire ses membres comme un adulte un peu bourré
il fait « pffff » avec les lèvres pincées comme un type qui sortirait d’un bon repas entre collègues en disant qu’on ferait bien un petit sieston maintenant, non ?
et il fronce les sourcils fort, pour essayer de mieux saisir le monde

cette nuit il neigeait le 30 août, des gros flocons
et en même temps il pleuvait des trombes
j’avais fait le ménage dans notre village de cabanes et caravanes au milieu de la forêt,
enlevé les tas de bois et ferraille et trucs pour la déchète qui attendaient là depuis des plombes
et il se mettait à pleuvoir à verse
et tous les habitats prenaient l’eau
de la glace et de la neige et des rigoles de flotte partout sur les lambris, les planchers, les meubles
on essayait d’épargner mon édition la pléiade des oeuvres de René Char
ouais ouais j’avais ça
on regardait par la fenêtre de la cabane et on voyait que tous les murs des caravanes étaient pourris et s’étaient écroulés avec la tempête
il pleuvait dans les cuisines et les systèmes électriques
pendant ce temps, Marc et Maëlle jouaient un spectacle un peu plus loin
peut-être bien qu’on était à Aurillac en fait
mais c’était la cata
j’ai essayé de raconter le rêve à mon papa tout à l’heure pendant le coup de fil du matin
je me suis mise à pleurer en plein milieu
toutes mes maisons prenaient l’eau

Les trésors du déménagement, rêves oubliés.
Retrouvé dans un vieux carnet je ne sais pas quelle année – 2011 ? 12 ?

Il y avait des hommes dans la rue qui faisaient du bruit avec leurs chaînes antivol de moto, ils avaient un accent arabe, je ne sais plus ce qu’ils disaient.
Il y avait R. nu dans mon lit, qui avait rêvé qu’il allait demander une licence pour vendre des hamburgers dans un magasin de musique.
Moi je lui caressais les cheveux, nos corps avaient l’odeur du sexe.
Il y avait le bruit de l’eau, une BD espagnole dans le jardin, un T-shirt bleu couleur schtroumpf, des madeleines et du miel. Quelqu’un a dit : « prends ton diable et va-t’en, la mallette est posée là ».
Il y avait le chemin habituel dans les petites rues mais cette fois pas de bus.
À la voie D des gens attendaient, des visages inconnus parlaient dans des langues non-françaises, quelqu’un a levé en l’air un bâton de jonglage en l’air pour que la foule le suive mais ça n’a pas du tout marché, puis les portes se sont fermées et plus personne ne parlait parce que tout le monde voulait écouter.
La contrôleuse est passée puis repassée mais n’a rien dit – alors que chaque mot de sa bouche aurait été du pain béni.
Sur le pont on nous a donné un aveugle, on a marché longtemps, les trottoirs étaient partout, les obstacles les plus durs à éviter sont ceux qui viennent du ciel, envie de prendre la main rester ballante, pour faire toucher les murs, les plantes, les troncs, les carrosserie, mais non.
Dans un coin d’herbe les aveugles ont ouvert les yeux, sinon tout le temps la main dans la main, il ne fallait pas parler, quelques mots chuchotés en secret.
Puis : des chèvres en train de brouter à l’arbre, des gens ramassant de belles fourchées de foin, des orties et des herbes hautes, des cochons grognons et des araignées qui te grimpent sur la peau.
Mon aveugle était hongroise, elle était courageuse. Elle avançait seule et vite, quand je l’ai laissée elle a continué à avancer, quelqu’un est venu l’arrêter, je me sentais coupable mais j’étais fière de sa témérité.
Après : des histoires de spirale, du dedans et du dehors, des mots en anglais qui glissent tout seuls dans les oreilles. Le soleil qui tape sur le front est plus fort que les mots, les insectes sont plus forts que la fausse relaxation, les membres ne reposent pas, la voix continue, les yeux restent fermés.
Après : des gens qui courent dans le pré en se tenant la main en farandole, de loin on dirait des petits lutins baba-cools qui gambadent libres heureux dans les champs, ça me fait rire.
On attend chacun son tour, on se jette dans la masse, quelqu’un demande « Risque ? », Tu réponds oui sans faire exprès. Risque ? Risque ? Risque ? Tout le monde répète le mot, et puis après c’est trop tard.
Des mains nombreuses te soulèvent, on te trimbale par-dessus l’herbe en te racontant des choses dont je ne comprends pas la moitié. Les rythme de la bulería sont toujours dans ma tête et dans mon corps.
Odeur encore de R. sur les mains, puis on retourne s’asseoir dans une pièce avec une table, il y a des sandwiches au thon et on me demande si le lait concentré sucré n’est pas de la crème solaire, je réponds non non.

*

Des images sans son, avec couleur. La pièce où nous dormons, un couloir qui mène aux toilettes où attendent beaucoup de gens, le groupe est notre groupe mais ce n’est pas notre groupe, mélange de gens nouveaux et de gens anciens, puis une discussion en face à face avec cette fille blonde qu’il a connu récemment. Au matin, fromage de chèvre et interrogations sur les parapluies ouverts (est-ce que j’ai raté quelque chose ?).

*

Elle n’a rien rêvé. Elle avait les yeux fermés et il n’y avait que du noir. Parfois elle se réveillait, elle cherchait le rêve, mais il n’y avait que du noir. Elle voulait rêver quelque chose d’indécent, même géométriquement parlant.

Mais non, elle n’a rien rêvé.

L’enfant dort chez nous régulièrement, sur la mezzanine de notre chambre

il a 6 ans, des grands yeux bleus, il est sauvage, assez taiseux et long à apprivoiser

il aime bien venir chez nous, parce que M. est son parrain qu’il adore et qui lui fait faire de la moto et des trucs cools comme ça, et aussi parce que ça lui fait des vacances de sa petite soeur avec qui il partage la chambre depuis 2 mois

d’habitude le matin il est calme, il chuchote, il se lève et on déjeune

mais ce matin, il était bête

il a descendu les escaliers à 4 pattes et à l’envers, le cul d’abord et ses mains enfilées dans ses chaussures, sans rien dire

après, il a fait la danse du phoque sur le tapis en faux poil d’ours au pied de notre lit, et il ne répondait à aucune question qu’on lui posait en langage humain

après, il a fait le surikat et il ne faisait dépasser de notre lit que ses fesses ou sa tête, intermittamment

et puis d’un seul coup il s’est mis à dégoiser plein de trucs, dont :

et ben moi j’ai un copain il s’appelle Gabriel il est parti en voyage avec ses parents autour du monde, il est pas rentré plus tôt que prévu, et il a vu beaucoup beaucoup d’animaux sauvages, même des volcans

après, M. l’a catapulté sur le lit et l’enfant a passé 10 minutes à faire semblant de ne pas réussir à enlever son T-shirt qu’il avait mis à l’envers, et c’était très drôle

des matins comme ça, ça donne envie de faire des enfants

 

 

ça tombe bien.

J’écrirais un livre qui s’appellerait Le livre de la douceur
et ça serait un livre qu’on lirait à chaque fois qu’on aurait besoin de ça
Par exemple dans les moments d’anxiété, comme tu m’as dit l’autre jour
(parce que quelque part on peut peut-être considérer que l’anxiété c’est un peu le contraire de la douceur ?)
Ou alors on le lirait quand on on ne pourrait plus se voir en peinture
parce que par exemple on se trouverait trop nul·le, trop moche, trop con·ne, trop gros·se, trop mauvais parent, trop mauvais·e compagne, trop mauvais·e voisin·e, trop mauvais·e ami·e, trop mauvais·e humain·e

Je ne parle pas spécifiquement pour moi
c’est un exemple
Je sais bien ça arrive à tout le monde, en fait, c’est pas la peine de faire semblant

Dans 5 jours il se passe quelque chose au niveau national et peut-être qu’au niveau local les gens se rappelleront que des fois il faut juste prendre l’air quand quelque chose arrive qui nous contrarie
Encore faut-il pouvoir prendre l’air
En ce moment on ne peut pas
ou plutôt on peut, mais on n’a pas le droit
parce que l’Etat a le pouvoir de nous dire ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas

Alors peut-être que dans 5 jours les gens arrêteront de, comme on dit, monter sur leurs grands chevaux, ou couper les cheveux en quatre, ou ce genre de choses

Mais en attendant, ou pour la prochaine fois, on aurait ce Livre de la douceur dans sa bibliothèque

bien rangé entre Yakari, Copains des bois, La poésie lettriste et Le portugais méthode Assimil
et quand on en aurait besoin,

et ben ça serait facile.

HACAT_V46

et le 1 mai 1886 à l’usine McCormick de Chicago
il y a une grêve et il y a une marche
on se rassemble
on revendique la journée de 8h par jour
8h de travail laborieux par jour
et la foule se disperse et 200 policiers
chargent ouvrières et ouvriers
il y a un mort
il y a des gens à terre
un certain August – nom Spiees – appelle
à un rassemblement contre les violences policières
ça sera le 4 mai
ça se passe
c’est surveillé
on marche
puis il est 10h du soir
c’est le Haymarket Square
c’est terminé et
180 policiers chargent
alors quelqu’un jette une bombe
on imagine une bombe comme dans les dessins animés
avec la mèche qui fait un bruit de serpent
quelqu’un jette une bombe
un policier meurt
c’est le chaos, la police tire
c’est le chaos, on court de partout
le bruit des fusils, les matraques cognent corps
et on dit que les anarchistes sont violent-e-s
et 7 personnes sont arrêtées
il y a August, George, Adolph, Louis, Michael, Oscar, Samuel
Albert se livre à la police
il y aura un procès
il y a un procès
il s’ouvre le 21 juin 1886, au centre de Chicago
c’est le procès des idées
ce qu’il y a derrière les 8 heures
c’est la détestation de ce travail-là
du monde dans lequel on travaille
il n’y a aucun honneur à travailler pour ce monde-là
alors sauf pour Oscar, c’est la peine de mort
et finalement, pour Michael, Oscar et Samuel
ça sera la prison à vie
et finalement, pour August, Adolph, George et Albert
ça sera la pendaison
c’est le 11 novembre 1887
les industriels sont invités pour voir le spectacle
on va les pendre
pour eux c’est un spectacle
et il paraît que August – nom Spies – a prononcé un discours
pendant le procès
ou quand les jurés demandent
si Albert a un dernier mot à dire
alors il parle : « We Seek Liberty for the Slave »
ça aurait été le titre
« nous voulons la liberté pour l’esclave »
nous détestons ce monde-là et ce travail dans ce monde-là
il dit plein de choses
il parle de la dépossession des esclaves travailleurs
d’ailleurs saviez-vous que les esclaves avaient
des contrats avec leur maître pendant l’Antiquité
et après ?
Albert parle, il dit plein de choses
il dit que la morale du système capitaliste est hypocrite
même l’amour, l’amitié et la liberté y sont à vendre
c’est pas possible, c’est pas possible
si, dit le monde-là, le monde détesté
tout à un prix
c’est ce monde-là, lui aussi, qu’il déteste
et c’est cette détestation-là que nous devons
célébrer le 1er mai

Chicagi_1887