Poème gnan-gnan de printemps.
L’enfant pleure. L’enfant n’est pas né au printemps. Il est né à l’automne. Le 10/10/20 20 à 11h11. Et on n’a même pas triché.
L’enfant pleure beaucoup. La dame de la maternité m’avait prévenue le premier matin. Un bébé, ça pleure. Elle ne croyait pas si bien dire.
L’enfant pleure sans cesse. Il pleurait moins au début. Mais depuis un moment, ce n’est qu’un sac à malheurs. Il crie la nuit, il pleure le jour. Ça me donne envie de mourir. Ça me donne envie de ne plus être maman, puisque visiblement je ne sais pas faire. Tout le monde me dit quelque chose. Il a mal aux dents. Il a mal au ventre. Ne culpabilise pas. Ne sois pas triste, il va le sentir. De toute façon ça ne sert à rien d’être triste. De toute façon, tu n’es pas sortie de l’auberge. Quand il aura fini cette phase là, il y en aura une autre. L’angoisse de séparation, et puis les terreurs nocturnes, et puis la phase du non, et puis les galères avec les maîtresses et les camarades de classe, et puis l’adolescence. Alors tu vois. Ah ben tu sais, le fils de ma sœur il était pareil il pleurait tout le temps et maintenant oh la la c’est un petit garçon vraiment hyperactif. Ça me rassure vachement. Je dis ah bon en secouant mollement l’enfant qui pleure parce que je suis fatiguée, et je me sens encore plus triste.
L’enfant pleure parfois du matin au soir. Il y a des éclaircies, et je retrouve d’un seul coup tout mon optimisme. Il est si beau quand il rit. Il a l’air si heureux quand il rit. J’entends les pinsons et les tourterelles roucouler dans ses rires. Mais l’éclaircie ne dure pas. Et l’enfant se remet à pleurer, à hurler, à verser des grandes larmes de crocodile. J’ai l’impression qu’il me déteste. J’ai l’impression qu’il est malheureux avec nous. J’ai l’impression de rater quelque chose pour qu’il se sente bien. Je me doute bien que ce n’est pas ça. Je l’aime vraiment beaucoup, depuis même avant qu’il naisse. Et puis il a tout ce qu’il faut. Il a une maison. Il a des parents qui lui veulent du bien. Il a des jouets à mordre des jouets à prendre des jouets à regarder des jouets à écouter des jouets qui brillent. Il a des habits à la pelle avec dessus des petits cœurs des petites fleurs des dinosaures et des oiseaux. J’aimerais écouter le chant des oiseaux au lieu des pleurs de mon fils. J’aimerais faire écouter le chant des oiseaux à mon fils. Au lieu de m’entendre lui dire que je n’en peux plus. Que je suis désolée. Que je ne sais plus quoi faire. Qu’on va faire quelque chose. Mais faire quoi ? Je n’en sais rien. Je fais des milliards de suppositions. On fait des milliards de suppositions, le papa et moi. Pour autant qu’on arrive à parler avec un bébé qui hurle entre nous deux : concrètement, on n’entend rien. On ne s’entend plus. Concrètement parlant. On s’est faire des boules quiès sur-mesure. Dès le premier mois. Mais on ne pensait pas qu’elles nous serviraient autant. On n’entend plus les oiseaux. L’enfant pleure trop. Pourtant les oiseaux ne sont pas loin. Là où on habite, il y a beaucoup des oiseaux. Quand on sort en poussette, l’enfant s’endort, alors il ne pleure plus. Mais alors il n’entend pas non plus les oiseaux. Ou peut-être qu’il les entend dans son sommeil. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Des fois moi-même je parle oiseau à l’enfant. Pour essayer de le faire rire. Pour essayer de lui faire oublier qu’il est en train de pleurer. Je fais des gazouillis, je fais des trilles ratées, je fais des sifflements, je fais des côt côt côt. En général, ça marche. Ça marche un temps. De toute manière, l’enfant aime beaucoup les spectacles. Quand on danse pour lui, quand on chante pour lui, quand on lui raconte des trucs. Ou quand on fait les oiseaux. L’enfant aime beaucoup le printemps. L’enfant aime beaucoup l’herbe verte qui sent bon. L’enfant aime mettre le monde entier dans sa bouche, et il y a beaucoup de choses bonnes à manger au printemps. L’enfant tourne la tête dès qu’un bruit l’intéresse. Et il y a beaucoup de cris d’oiseaux au printemps. Dans ces moments-là, l’enfant arrête de pleurer. L’enfant aime être animé pour oublier ses malheurs. Mais on ne peut pas animer son enfant toute la journée. Pas toute la journée toute entière. C’est impossible. Ou alors il faudrait que je me change en oiseau moi-même. Ou plutôt que je devienne chaque quart d’heure un oiseau différent. Avec des couleurs, avec des plumes, avec un chant différent. Pour ne jamais désintéresser l’enfant. Pour lui faire tout le temps oublier qu’il est en train de pleurer. Alors peut-être que l’enfant arrêterait de pleurer. Peut-être que lui aussi se mettrait à chanter. À gazouiller. Peut-être qu’il deviendrait lui-même un petit oiseau. À force. On ne sait jamais. Les oiseaux ne pleurent pas. Même si certains oiseaux chantent quand même très fort et peuvent faire très mal aux oreilles. Je le sais, parce que mon amie Marlène quand j’étais au collège avait un voisin qui élevait plein d’oiseaux exotiques. Et à chaque fois que je dormais chez elle le matin on était réveillées à 6h par des cris très stridents. Et c’était désagréable. Mais pas autant que de me faire réveiller par les cris très stridents de mon fils. Qui a l’air si malheureux. Alors, j’ai décidé. J’ai beaucoup réfléchi au début du printemps. Pendant les journées pleureuses et pendant les réveils nocturnes. Je crois que j’ai trouvé une solution. J’en ai déjà parlé à son père. Mais on n’est pas assez nombreux. Si on veut que ça marche. Il faut que ce soit un effort vraiment collectif. Et ce n’est pas que pour l’enfant. J’ai vraiment beaucoup réfléchi. J’écoute les infos, comme tout le monde. Je suis l’actualité, comme tout le monde. Je vois bien les problèmes du monde, comme tout le monde. Moi aussi j’ai mon avis sur la question. On voit bien que ça ne roule pas droit. Ou en tout cas pas comme il faut. Alors en réfléchissant j’ai trouvé une solution. Elle vaut ce qu’elle vaut. Mais au moins c’est une idée. Plus excitante que beaucoup d’autres. En tout cas à mon sens. Et puis mon fils arrêterait de pleurer.
Il nous faut devenir des oiseaux. Il nous faut être les oiseaux. Il nous faut parler oiseau. Il nous faut chanter oiseau. Il nous faut se fabriquer des outils d’oiseaux, pour aller siffloter et chanter et triller à la face des gens qui ont l’air malheureux. Tous les gens malheureux. Ceux qui ont 6 mois, et les gens plus âgés. Même combat. Il nous faut devenir des oiseaux. Arrêter de parler. Une bonne fois pour toutes. On voit bien que parler a ses limites. Que ça ne résout rien vraiment. On a trop parlé d’arrêter de parler. Il faut passer à l’acte. Arrêter d’essayer de tout comprendre. Inventer de nouveaux chants pour nous consoler de nos malheurs. Troquer la sémantique contre le mélodique. Emmerder ce monde de paroles et d’adultes. Il nous faut apprendre à siffler. Il nous faut apprendre à chanter. À chanter beau à chanter moche à chanter grave à chanter aigu à chanter trash à chanter doux. Il y a des milliards de chants d’oiseaux qui existent déjà. On peut en inventer plein d’autres encore si on veut. Et puis on peut se coller des plumes sur les vestes en jean. On peut se coller des plumes sur les robes en lycra. On peut se coller des plumes sur les bleus de travail. On peut se coller des plumes partout. Et puis on peut apprendre à siffler. Apprendre à chanter. Et ne plus jamais devoir se servir de la parole qui ne résout rien et qui ne calme pas les malheurs. Emmerder le malheur, et puis les pleurs, et puis la fatigue pendant qu’on y est.
On récupérera tous les enfants et on sortira dans la rue, on sortira dans les champs, dans les banlieues et dans les forêts de buildings, avec nos plumes nos bébés nos sifflets, et puis voilà c’est comme ça qu’on la fera cette putain de révolution bio-hardcore. C’est comme ça. On picorera comme des sauvages tout ce qui sera sur notre chemin, l’enfant sera content, lui qui aime mettre le monde entier dans sa bouche. On cassera avec nos sifflets et nos petites griffes d’oiseaux les moches abribus, les moches bâtiments en béton, les moches ministères de la nature et de l’industrie, les moches camions citernes, et puis tout ce qu’on voudra d’autre. Comme ça l’enfant aura beaucoup de choses à regarder. Tous ces gens emplumés en train de siffloter et puis de tout casser, c’est sûr que ça va l’occuper pendant un bon moment. J’ai vu une vidéo sur YouTube. Un oiseau super déter, qui arrachait un par un tous les pics anti pigeon sur le rebord d’un toit australien. Le mec était furieux. Il mettait tout son temps et son énergie à arracher ces putain de pics avec son bec. Ça marchait très très bien. Il cassait bien tout. Il ne chantait pas, pour le coup. Mais je suis sûre qu’il savait faire. Et puis nous on pourra faire mieux.
À la fin, il y aura des plumes partout restées par terre, des brisures de verre et des trucs écrabouillés. On ira tous se reposer perchés en haut d’un arbre, peut-être on aura un peu mal à la gorge à force d’avoir chanté piaillé hululé stridulé alors on prendra du miel et des tisanes, à mettre sur la check liste. On sera un peu défaits, comme le soir du carnaval de la Plaine quand on va se coucher avec déjà une gueule de bois parce qu’on a bu beaucoup trop tôt. Mais on sera heureux, parce que les bébés ne pleureront plus. Il faudra penser à leur faire des nids, pour après la révolution. Pour qu’on n’ait plus qu’à les mettre dedans dès qu’on sera en haut des arbres, et qu’ils puissent s’endormir tout de suite. Il faudrait faire une commission fabrication de nids, avant toute chose. Avec des trucs doux au fond, et une bonne assiette pour pas que ça bascule dans le vide. Les bébés seront fatigués après la grande révolution bio-hardcore, il y aura eu beaucoup de bruit et de lumière et de couleur. Ils auront eu beaucoup de choses à regarder à écouter et à sentir. On les montera en haut de l’arbre, on les mettra bien au chaud dans leurs nids sous des couvertures douces. Ils ne pleureront plus du tout. On boira nos tisanes perchés sur les hautes branches, en écoutant le silence du soir. On regardera les feux s’éteindre doucement, en bas sur la plaine et dans les rues lointaines. Tout sera calme. Il y aura quelques grillons et peut-être des chants de grenouilles, si on fait ça pas trop tard dans la saison. Ça sera beau. On ne parlera plus évidemment. On mettra beaucoup de miel dans la tisane. On pourra ranger les sifflets. Au moins jusqu’au lendemain. Ils auront vraiment bien fait leur travail. On pourra recoller les plumes. On pourra lisser les plumes. On pourra se serrer un peu les uns contre les autres, dans le silence. Peut-être que quelques-uns et quelques-unes se feront encore des petits gazouzous comme ça, juste en amoureux. Cachés dans leur coin d’arbre, derrière une touffe de feuilles. On pourra se mettre en grappes nous aussi, pour dormir un peu en attendant le matin. Certains et certaines ne dormiront pas. Certains et certaines continueront à trililer seules et seuls dans la nuit. Ils veilleront. Ils ne voudront rien rater de cette nuit-là. Ils voudront voir passer les yeux jaunes des oiseaux nocturnes. Ils laisseront leurs jambes balloter dans le vide, avec la sensation du devoir accompli, ils auront un peu frais vers 4h du matin, ils frissonneront, ils penseront à Peter Pan et aux enfants perdus. Ils écouteront le silence des bébés qui ne pleurent plus, ils penseront à tout ce temps perdu en manuels de puériculture et d’écoles du sommeil. Ils attendront le matin tôt pour lancer le chant du coq. Le cri de la victoire. Les bébés ouvriront les yeux, il s’étireront comme j’adore quand ils s’étirent, avec des petites têtes trop choupinettes de gogols, des triples mentons rentrés dans leurs visages, des petits poings tout serrés et des yeux tout plissés. Ils seront trop mignons. Ils ne pleureront plus. Personne ne parlera évidemment. On n’entendra que les sifflements, les gazouillis, les mélodies. On regardera le soleil émerger sur les cendres encore fumantes et l’herbe fumante aussi mais à cause de l’humidité de l’aube.
L’air sentira la sève, le crâne chaud de bébé, la fumée, l’herbe fraîche et la sueur pas encore rance. On se regardera dans les yeux. Et on apprendra tous à voler.